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Pourquoi la loi Hamon est absurde

16 décembre 2020

Intervention de Coralie Oger, avocate en en droit des sociétés et en fusions-acquisitions

 

Seulement quatre mois après son entrée en vigueur dans le cadre de la loi Hamon, l’obligation pour le propriétaire d’une PME d’informer ses salariés en cas de cession suscite l’exaspération des dirigeants et de leurs conseils. Difficile à mettre en oeuvre, cette mesure ralentit le rythme des opérations, et peut même dans certains cas en menacer la réalisation. Des risques d’autant plus injustifiés que la loi ne permet en rien aux salariés de racheter plus facilement leur entreprise.

«Lorsque nous avons évoqué les principales mesures de la loi Hamon auprès de nos homologues à l’étranger, ces derniers ne nous ont tout simplement pas crus.» Comme Dominique Auburtin, président de Financière de Courcelles, de nombreux professionnels français des fusions-acquisitions ont bien du mal à expliquer à leurs interlocuteurs – étrangers ou non – non seulement la teneur, mais aussi l’intérêt de la loi qu’a votée le Parlement, le 31 juillet dernier. Désormais, celle-ci instaure l’obligation, pour un propriétaire d’une entreprise de moins de 250 salariés et de moins de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires qui compte vendre son fonds de commerce ou la majorité du capital de sa société, d’informer au préalable l’ensemble de ses salariés de son intention. Ceux-ci bénéficient alors, en fonction de l’existence ou non d’un comité d’entreprise dans la société, d’un délai allant jusqu’à deux mois pour proposer leur propre offre de reprise (voir encadré).

A l’origine, l’objectif de la loi pouvait paraître louable : il s’agissait d’éviter la disparition d’entreprises saines faute de repreneur. A l’arrivée, on est, comme souvent, bien loin du but recherché. D’abord, la mesure concerne un champ d’entreprises et de situations beaucoup trop hétérogène, puisqu’elle concerne aussi bien les PME indépendantes, les filiales de grands groupes, que les petits commerces.

«Surtout, elle s’applique également aux entreprises qui ont déjà trouvé un repreneur !» regrette Coralie Oger, associée chez FTPA. De quoi réfréner les ardeurs des propriétaires qui souhaitent céder leur entreprise, inquiets des obligations qu’ils vont devoir respecter.

«Le texte est tellement contraignant et éloigné de la réalité des affaires qu’il place bien souvent les propriétaires d’entreprises dans une situation absurde», constate un banquier d’affaires. Du coup, bon nombre de transactions se retrouvent ralenties, voire différées.

Une application difficile de la loi

Simple en théorie, le devoir d’information des salariés est en effet bien souvent compliqué à mettre concrètement en œuvre. Le texte de loi stipule que le propriétaire doit être capable de prouver qu’il a informé non seulement tous ses salariés, mais également qu’il l’a fait au même moment. Pour y parvenir, avocats et conseils financiers préconisent d’organiser une réunion d’information réunissant tous les employés, et de demander de signer un document attestant qu’ils ont bien été informés.

Mais dans certaines situations, la tenue d’une réunion avec tous les salariés de l’entreprise n’est tout simplement pas possible. «Nous avons dû mettre en application cette obligation d’information dans une entreprise industrielle, explique Coralie Oger. Les salariés y travaillaient au rythme des “trois/huit”, et nous ne pouvions donc pas tous les réunir en même temps.» Difficile de toute façon de réunir des effectifs au complet. «Par exemple, certains des salariés de nos clients étaient en congé maladie ou maternité, ou encore détachés en mission à l’étranger», illustre Lucie Lamarre, avocat en droit social chez Taj, société d’avocats, membre de Deloitte Touche Tohmatsu Limited. Plutôt qu’une réunion, les entreprises peuvent alors décider d’informer leurs employés par lettre recommandée.

Toutefois, les sociétés qui ont choisi cette option sont confrontées à de nouvelles difficultés.

«Lorsque les employés de notre client ont constaté que la lettre recommandée provenait de leur employeur, ils ont d’abord pris peur, car ils ne comprenaient pas pourquoi leur employeur leur écrivait en lettre recommandée», se souvient Coralie Oger. En effet, pour beaucoup d’employés, recevoir un courrier recommandé de son employeur peut faire croire à un licenciement. Le propriétaire de la société a dû faire le tour de l’entreprise pour expliquer les raisons de l’envoi de ce courrier recommandé… «Mais là encore, il a fallu faire preuve de patience et de pédagogie, explique Coralie Oger. En effet, une fois que l’information a circulé au sein de l’entreprise, les employés, s’estimant bien informés, ne voyaient plus l’intérêt d’aller chercher le courrier recommandé…» Généralement, si les salariés demeurent injoignables, les entreprises ont une dernière option à leur disposition. «S’il n’y a aucun moyen de contacter la personne, nous avons finalement recours à un huissier de justice», prévient Laurent Théret.

La mauvaise foi de certains employés

Une fois les salariés informés, les entreprises peuvent accélérer la conclusion de la transaction. «En effet, si chacun des salariés de l’entreprise renonce par écrit à déposer une offre, le propriétaire de la société peut réaliser sa transaction sans attendre davantage, explique Laurent Théret, associé chez Théret & Associés. Ainsi, nous conseillons généralement à nos clients, lorsqu’ils informent leurs employés, de leur demander par la même occasion de signer un document stipulant qu’ils ne souhaitent pas formuler d’offre de reprise.» Certaines entreprises préfèrent néanmoins ne pas demander à leurs salariés de renoncer expressément à cette possibilité. «Par exemple, un de nos clients était en conflit avec certains de ses employés, car il était en procédure de licenciement, explique Manuel Lasry, responsable fusions-acquisitions midcap chez Credit Suisse. De peur de devoir négocier avec ces derniers pour obtenir leur renoncement, il a décidé de s’abstenir, et d’attendre que le délai de deux mois expire.»

Tous ces imprévus purement administratifs freinent le déroulement des processus de cession. «En effet, le propriétaire doit avoir la preuve que tous ses salariés ont été bien informés pour que commence à courir le délai de deux mois avant la réalisation de l’opération, ou que puisse démarrer la consultation du comité d’entreprise le cas échéant», explique Lucie Lamarre. Ainsi, l’absence d’un seul accusé de réception, ou bien le retour d’une lettre non délivrée suffit à retarder l’opération dans son ensemble. «Pour un de nos clients, nous avons dû retarder la première réunion de consultation du comité d’entreprise de cinq jours parce qu’il nous manquait uniquement un accusé de réception», témoigne Lucie Lamarre. Dans l’ensemble, l’impact de l’entrée en vigueur de la loi sur la longueur des processus de transmission d’entreprises est déjà sensible. «Même lorsque l’application du devoir d’information des salariés ne pose pas de problème, elle représente tout de même une étape administrative supplémentaire, estime ainsi Pierpaolo Carpinelli, associé gérant chez Transaction R. Les processus d’acquisition pour ces entreprises se sont allongés en moyenne d’un mois, alors même que nous n’avons pas encore été confrontés à des cas d’obstruction de la part des salariés.»

Des opérations menacées

Ce délai supplémentaire peut se révéler perturbant pour l’entreprise. A l’interne, le fait que tous les salariés soient informés de l’imminence de la vente risque de se traduire par une dégradation du climat social.

«Les propriétaires craignent que les salariés soient démotivés, ou que les relations ne dégénèrent avec ceux qui s’opposeraient au projet», explique Alain Couret, associé chez CMS Bureau Francis Lefebvre. A l’extérieur, les acquéreurs ont également de quoi être inquiets.

«Une fois avertis, les salariés peuvent en déduire, à tort, que la santé financière de leur entreprise est défaillante, et décider, pour certains, de la quitter pour un concurrent, explique Laurent Théret. La valeur de la société s’en trouverait alors modifiée, ce qui remettrait en question la réalisation même de la transaction.» Face à ce risque, certains acquéreurs ont décidé de faire marche arrière. «Lorsque nous avons expliqué aux investisseurs que la confidentialité de leur projet n’était pas entièrement assurée, certains d’entre eux ont annulé leur projet», regrette Dominique Auburtin.

Mais le principal risque qui pèse sur les opérations est toutefois d’ordre juridique, et non des moindres. Si le manquement au devoir d’information de l’employeur est reconnu, la transaction sera purement et simplement annulée. Une sanction jusqu’alors inédite en droit français. «C’est la première fois qu’une loi confère plus de pouvoir aux salariés qu’au comité d’entreprise, explique Anna-Christina Chaves, associée chez Stehlin. En effet, avant, ce dernier ne pouvait que bloquer temporairement le déroulement de l’opération. La sanction prévue par la loi Hamon semble être une conséquence disproportionnée.» Tellement disproportionnée qu’elle semble également difficilement applicable. En effet, les procédures au tribunal de commerce peuvent aboutir près de deux ans après le premier recours. Un délai pendant lequel la cible a eu le temps d’être complètement absorbée. «La valeur de la cible lors de son acquisition n’aura alors plus du tout de lien avec ce qu’elle sera devenue depuis, explique Alexandre Ebtedaei. Dans l’état actuel des choses, nous ne savons même pas comment procéder à une annulation de cession après un tel délai.»

Une loi qui manque son objectif

Pour les professionnels, la loi est jugée d’autant plus absurde qu’elle est aussi hypocrite. En effet, alors que le texte est censé promouvoir la reprise des entreprises par leurs employés, il ne donne que peu de moyens à ces derniers pour présenter une proposition alternative. «La mesure ne laisse que deux mois aux employés pour élaborer une offre d’achat, ce qui est clairement insuffisant, alors que les valorisations de PME peuvent s’élever jusqu’à plusieurs millions d’euros», estime ainsi Robert Lachenal, président du cabinet de conseil financier Amkeo Corporate Finance. Surtout, pour constituer leur offre, les employés n’ont accès à aucune information concernant leur société. «En effet, les dirigeants n’ont aucunement l’obligation de mettre à disposition de leurs salariés les informations financières de leur entreprise, souligne Alexandre Ebtedaei. On voit difficilement comment il est possible de proposer une offre de rachat sans aucune analyse de la santé financière de l’entité.»

Apparemment conscient des dégâts que pourrait provoquer le texte en l’état, l’exécutif songe sérieusement à revoir sa copie. Alors qu’une mission parlementaire a été constituée pour identifier les problèmes que pose l’application de la loi Hamon (voir encadré), l’entourage du ministre de l’Economie Emmanuel Macron s’est prononcé la semaine dernière en faveur d’une modification du texte. Celle-ci interviendrait dans le cadre de la loi pour la croissance et l’activité, dont l’examen par le Sénat devrait débuter le 7 avril. Pour l’instant, les points qui feront l’objet de modifications sont encore inconnus. «Nous espérons notamment que les opérations de cession intragroupe, aujourd’hui dans le champ d’application de la loi, en soient exclues», explique Lucie Lamarre. Mais c’est bien évidemment l’allégement de la sanction qui est attendu. En revanche, si des rumeurs d’abrogation de la loi circulent, les professionnels ne se font pas d’illusions : la probabilité que le gouvernement revienne entièrement sur cette mesure reste faible. Lors de l’examen de la loi Macron à l’Assemblée nationale début février, deux amendements demandant l’abrogation de cette disposition ont déjà été rejetés.

UNE LOI ENCERCLÉE D’INCERTITUDES JURIDIQUES

· Lors de son adoption par l’Assemblée nationale le 31 juillet 2014, le texte de la loi Hamon était loin de contenter les professionnels de la transmission d’entreprises. «En effet, la loi adoptée par l’Assemblée ne précise ni les types de cessions qui doivent être concernés par cette nouvelle obligation, ni les modalités par lesquelles les propriétaires sont tenus d’informer leurs salariés», explique Lucie Lamarre, avocate en droit social chez Taj. Le texte ne précisait pas à quelles opérations il devait s’appliquer, les moyens à la disposition du dirigeant pour informer ses salariés, la cour compétente en cas de litiges, ou encore les salariés qui sont concernés par cette mesure. Surtout, le texte ne précisait pas l’étendue des informations qui devaient être transmises aux salariés. Autant d’incertitudes juridiques qui ont poussé les entreprises à réaliser leurs opérations avant que le décret ne soit publié. «Lorsque la loi a été adoptée, nous nous sommes efforcés de boucler toutes les transactions sur lesquelles nous travaillions avant la publication du décret», témoigne Robert Lachenal, président du cabinet de conseil financier Amkeo Corporate Finance.

· Afin de lever les incertitudes du texte, le ministère de l’Economie a publié, en parallèle du décret, un guide pratique d’application de la loi, le 29 octobre 2014. «C’est la première fois qu’une loi est tellement floue qu’elle doit être explicitée par un guide pratique», fait remarquer Coralie Oger.

· Ce dernier a permis d’éclaircir les zones d’ombre du texte initial. Par exemple, il explique que tous les salariés de la société doivent être informés, y compris les apprentis, à l’exception des intérimaires et des stagiaires. Il a également permis de lever certaines craintes des entreprises, notamment en ce qui concerne la sanction finale. «Cette dernière n’est pas automatique, elle relève de l’appréciation du juge du tribunal de commerce», explique Anna-Christina Chaves, associée chez Stehlin.

· Toutefois, les professionnels de la transmission d’entreprises restent partagés sur la pertinence de ce document. «Ce texte n’a aucune valeur juridique, estime Alain Couret, associé chez CMS Bureau Francis Lefebvre. En cas de litige, il n’est pas du tout opposable à un tribunal.» Par conséquent, les incertitudes juridiques autour de la loi Hamon persistent. «Par exemple, le guide pratique explique que si un salarié n’a pas été informé de la cession, il doit se tourner vers le tribunal de commerce, explique Alain Couret. Toutefois, si jamais un salarié saisit le tribunal des prud’hommes, ce qu’il est très probable qu’il fasse intuitivement, il n’est pas dit que ce dernier ne se considère pas comme compétent.» Une situation dans laquelle l’appréciation du juge pourrait jouer en la défaveur des entreprises.

LES DISPOSITIONS DE LA LOI HAMON

· Depuis le 1er novembre 2014, le propriétaire d’une PME qui a l’intention de vendre son fonds de commerce ou la majorité du capital de sa société doit en informer au préalable l’ensemble de ses salariés, en même temps, afin qu’ils puissent eux-mêmes proposer une offre de reprise concurrente.

· Les sociétés concernées par la loi doivent compter moins de 250 salariés, et afficher soit un chiffre d’affaires inférieur à 50 millions d’euros, soit un total de bilan inférieur à 43 millions d’euros.

· Le propriétaire est libre de choisir le moyen d’information de ses salariés. Toutefois, il doit pouvoir apporter la preuve qu’ils ont été effectivement informés.

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Il faut distinguer deux cas de figure :

si la société n’a pas de comité d’entreprise (CE), le cédant ne peut réaliser sa cession que deux mois après que tous les salariés ont été informés,
si la société a un CE, le cédant doit informer ses salariés avant la première réunion de ce dernier, dans le cadre des consultations usuelles en cas de cession.

Si tous les salariés expriment par écrit le refus de réaliser une offre de reprise, la transaction peut être conclue immédiatement.

· Le cédant n’a aucune obligation de communiquer des informations sur la société ou sur la transaction en cours.

·  Le propriétaire n’est pas tenu de donner suite aux offres formulées par ses salariés.

·  Le non-respect de cette procédure peut faire l’objet d’un recours auprès du tribunal de commerce, et peut déboucher sur l’annulation de la transaction.

VERS UNE MODULATION DE LA LOI ?

· Le 20 janvier 2015, le Premier ministre Manuel Valls a chargé la députée Fanny Dombre Costes d’une mission temporaire, auprès du ministre de l’Economie Emmanuel Macron et de la secrétaire d’Etat chargée de l’Economie sociale et solidaire Carole Delga, afin d’identifier les difficultés de mise en application de la loi depuis son entrée en vigueur, le 1er novembre dernier.

· La mission, qui a également pour objectif de proposer des recommandations pour améliorer le dispositif, devrait rendre ses conclusions le 18 mars 2015.

· Le ministre de l’Economie a déjà admis publiquement que cette consultation pourrait déboucher sur des ajustements du texte.

LE DISPOSITIF DE LA LOI HAMON EXISTE-T-IL EN ALLEMAGNE ?

· Défendant sa loi la semaine dernière au micro d’Europe 1, l’ancien ministre délégué Benoît Hamon a précisé que sa mesure existait notamment en Allemagne. Une information partiellement fausse.

· En Allemagne, l’employeur n’a aucune obligation d’informer chacun des salariés de son projet de cession. Il doit juste, comme en France, en informer au préalable le comité d’entreprise. «Néanmoins, outre-Rhin, les comités d’entreprise peuvent être instaurés dans des entités comptant cinq salariés ou plus», explique Françoise Berton, associée chez Berton & Associés. En pratique, les salariés sont donc souvent informés, mais de façon indirecte.

· Toutefois, ce devoir d’information est moins contraignant. «La loi allemande ne prévoit aucun délai entre l’information des salariés et la réalisation de la transaction», explique Patrick Ehret, avocat chez Schultze & Braun. Ainsi, la cession peut se dérouler dans un délai inférieur aux deux mois français.

· En outre, la sanction applicable n’est pas aussi forte qu’en France. «En effet, si l’entreprise ne respecte pas l’obligation d’informer le comité d’entreprise, elle ne doit payer qu’une amende qui peut aller jusqu’à 10 000 euros», poursuit Françoise Berton.

 

Intervention de Coralie Oger, avocate en en droit des sociétés et en fusions-acquisitions